Accueil - Rubrique : Sciences sociales / Politique - Dossier : Trotskysme - Année : 2010


PRISE DE PAROLE sur l'engagement politique et le sectarisme

Note de publication

Dominique Dumont a publié en mai 1999 un texte, intitulé PRISE DE PAROLE sur l'engagement politique et le sectarisme, qui n'est plus aujourd'hui disponible sur le site référencé par l'auteur.

Compte tenu de l'importance historique de ce témoignage, qualifié d'honnête sur le Forum des amis de Lutte Ouvrière, nous avons décidé de le republier tel que même sans l'avis de l'auteur injoignable à l'Université de Strasbourg.

Cette publication respecte le texte original y compris les liens obsolètes. La seule modification porte sur le regroupement du texte en une seule page au lieu de quatre et, par conséquent, la numérotation des notes de bas de page. Nous avons également ajouté quelques liens.

07/10/2010
Serge LEFORT


Présentation

Dominique Dumont
Maître de Conférences
Département de mathématique
Université Louis Pasteur
7, rue René-Descartes
67084 Strasbourg Cedex
Fax : [33] +3 88 61 90 69
email : dumont@math.u-strasbg.fr

Dernière mise à jour de ce texte : 21 Mai 1999

Je suis de par ma profession enseignant-chercheur en Mathématiques.

  • Enseignant : tout au long de ma déjà longue carrière universitaire, j'ai donné des cours magistraux et animé des séances de travaux dirigés, et cela devant des publics d'étudiants très divers (mathématiciens, certes, mais aussi biologistes, géographes, philosophes...) et dans des pays variés (en France, certes, mais aussi en Yougoslavie, aux Etats-Unis, au Burkina Faso, à Madagascar).

En ce moment j'enseigne d'une part à l'UFR de Géographie et d'autre part, au sein de notre UFR de Mathématiques, je me consacre au module “Combinatoire et Optimisation” dans le DESS de Mathématiques discrètes.

Par ailleurs, je m'intéresse à la place des Mathématiques dans la formation des individus, au rôle qu'elles jouent dans la société. Sur ce thème, l'article suivant de Jean-Pierre Kahane pourrait constituer une base de départ pour un débat plus approfondi. Au plan organisationnel, il convient sans doute de suivre quelques initiatives, par exemple celle du GRIAM, de suivre aussi les débats au sein des IREM.

Je participe à la rédaction de l'Ouvert , journal de l'APMEP et de l'IREM de Strasbourg, dans lequel je m'occupe, depuis environ deux ans, de la rubrique de problèmes “A vos stylos”. J'y ai aussi publié des articles de fond, par exemple “Enseignants, chercheurs, utilisateurs”, dans le N°81 (Décembre 1995).

Tout cela devrait, à vrai dire, s'insérer dans une réflexion générale sur une articulation des savoirs, comme dit si bien cet expert qu'est Edgar Morin. Où en est cette réflexion aujourd'hui ?

  • Chercheur : ma spécialité est la Combinatoire énumérative, une branche des Mathématiques discrètes, mais une branche d'autant plus discrète que, tout près de nous, du moins en France, d'autres spécialistes en Mathématiques discrètes ignorent son existence et son implantation à Strasbourg.

En dépit de l'horizon social restreint de notre discipline, je me flatte d'avoir été longtemps actif au sein de notre dynamique et très européen Séminaire Lotharingien de Combinatoire.

Voici, pour les curieux de constructions combinatoires, une liste de mes principales publications mathématiques, où il est question de “nombres de Genocchi”, de “fonctions elliptiques de Jacobi”, de “grammaires de Chen”, de “matrices d'Euler-Seidel”, de “fractions continues”, etc.

Au milieu de toutes ces savantes Mathématiques - tout à fait passionnantes pour l'initié mais bien rébarbatives aux yeux du profane - je conseillerais une lecture qui s'adresse à un assez large public, celle de la publication n°6, qui n'est pas à proprement parler un travail de recherche mais une sorte de “mise en forme” divertissante d'un problème classique. Il s'agit du problème - devenu crucial dans notre société - des mariages stables. Dans cet article on démontre que, en conséquence de la trop célèbre “guerre des sexes”, beaucoup d'entre nous sont voués à cet “état supérieur” qu'est le célibat. Tout l'intérêt de l'article réside dans le fait que cela est démontré, hélas, “mathématiquement” !

  • J'ai, aussi, été “coopérant” :
    - deux ans à l'Université de Ouagadougou, Burkina Faso, de 1986 à 1988
    - cinq ans à l'Université d'Antananarivo, Madagascar, de 1990 à 1995.

Je mets des guillemets à “coopérant” car, durant toutes ces années passées au service de notre “Coopération française”, je n'ai cessé de m'interroger sur les rapports si particuliers que la France entretient avec ses anciennes colonies.

Pour approfondir cette réflexion, j'ai, à mon retour en France, adhéré à l'Observatoire Permanent de la Coopération Française (OPCF) et peux même m'enorgueillir de faire partie de ses historiques “membres fondateurs”. Précisons que l'OPCF est un organisme indépendant de cette institution très officielle - parfois ministère, parfois simple secrétariat d'Etat, en tout cas constamment en voie de “réforme” - qu'est notre “Coopération française”. Cela m'amène à parler plus particulièrement de Madagascar.

Par ailleurs, il y a 25 ans de cela, je militais très activement à Lutte ouvrière, et m'efforçais tant que bien que mal de concilier la recherche en Maths avec un engagement politique poussé, à l'époque même où je me lançais dans mes premières publications mathématiques.

Je n'ai nullement renié mon passé de militant trotskyste, de même que Laurent Schwartz n'a jamais renié le sien.

A ce sujet, je suis l'auteur d'une récente prise de parole sur l'engagement politique et le sectarisme, inspirée par mon expérience passée à Lutte ouvrière. Si je me réjouis des scores électoraux actuels de cette organisation, en revanche je m'inquiète un peu de l'image d'une “secte” que certains journalistes propagent à son sujet et j'ai donc voulu donner mon point de vue.


PRISE DE PAROLE sur l'engagement politique et le sectarisme

1. Introduction

Depuis quelque temps, certains journalistes visent à présenter Lutte ouvrière comme une secte. La parution de l'ouvrage de François Koch [1] est, à ce jour, la manifestation la plus virulente de cette campagne de dénigrement. Comme la grande presse est, fondamentalement, hostile aux idées révolutionnaires, on ne devrait pas s'étonner outre mesure de ce qu'elle s'inquiète des succès électoraux d'Arlette Laguiller, qui vont en s'accroissant et expliquent en grande partie “l'intérêt” malveillant de certains medias pour Lutte ouvrière et les attaques dont cette organisation fait l'objet.

Il n'en reste pas moins que, durant des années, la représentation que le public se faisait de cette organisation politique était plutôt positive et correspondait peu ou prou à l'image que Lutte ouvrière entendait donner d'elle-même, c'est-à-dire celle d'un groupe de militants sincères, totalement dévoués à la cause de la classe ouvrière, à l'image de leur porte-parole Arlette Laguiller. A cet égard, et même si cette image n'a pas encore été véritablement écornée, notamment auprès des travailleurs, le changement d'attitude des journalistes d'une certaine presse représente un facteur nouveau à prendre en considération.

Brève présentation de l'auteur de ce texte

Après avoir milité à Lutte ouvrière durant les années 70, j'ai quitté cette organisation et pris peu à peu mes distances. Mais je n'ai jamais regretté mon engagement politique d'alors, j'ai toujours gardé une grande estime pour les gens de LO et des sentiments d'amitié envers quelques-uns de celles et de ceux que j'ai côtoyés à l'époque.

Je voudrais donc apporter mon témoignage et donner mon point de vue actuel sur Lutte ouvrière. Je le fais publiquement, en mon nom personnel, et de ma propre initiative : c'est pourquoi j'écris à la première personne. Ce que je dis n'engage que moi et n'a qu'une valeur bien relative, d'autant que je m'appuie sur des souvenirs qui datent de plus de 20 ans et non sur une enquête contemporaine, ni sur les récentes “révélations” de ces journalistes malveillants. Il me semble qu'il convient d'élever le débat, de ne pas s'en tenir aux éléments factuels présentés par les journalistes (à propos desquels je n'ai d'ailleurs aucun élément d'information à apporter) et d'en revenir aux vraies questions dignes d'être soulevées, qui sont celles de l'engagement politique, du type d'organisation souhaitable, de l'origine de ce phénomène qu'est le “sectarisme”, des dangers qu'il présente, des moyens d'y remédier.

L'accusation de “secte” doit être prise au sérieux. D'ailleurs elle concerne, voire implique, les anciens membres de cette organisation tout autant que ses actuels militants et sympathisants. Concrètement : avons-nous, à l'époque de notre militantisme à Lutte ouvrière, œuvré et recruté pour le compte d'une secte ?

Il est plus que probable que la plupart d'entre nous répondront par la négative. Mais cela ne nous dispense ni de construire une argumentation, ni de saisir cette occasion pour une réflexion sur ce que d'aucuns dénonceront comme les “tendances sectaires” de Lutte ouvrière.

Les anciens militants de LO ont un point de vue bien particulier sur la question et une contribution précieuse à apporter, car ils peuvent, mieux que d'autres, comprendre à la fois les arguments en provenance de l'extérieur et ceux venant de l'intérieur de Lutte ouvrière, pour s'efforcer d'appréhender le phénomène de manière à la fois lucide et nuancée. Cependant, la plupart d'entre eux se sentent en position inconfortable et préfèrent se taire, pour des raisons que je tâcherai de mettre en lumière, raisons qui ont d'ailleurs un rapport avec l'objet du débat.

Qui suis-je, pour prendre ainsi la parole ? Si je voulais tenter de me définir moi-même [2], je dirais que je ne me considère ni comme un “ancien combattant” qui aurait bien mérité du mouvement trotskyste, ni comme un renégat couvert de honte, ni comme le rescapé d'une secte. Avec le recul du temps, mon passage à Lutte ouvrière m'apparaît comme un épisode plutôt positif dans mon parcours personnel. Ce fut une étape de formation politique, une période à la fois exaltante et éprouvante.

Je n'appartiens, à l'heure actuelle, à aucune organisation politique. Je m'efforce d'être tout simplement un individu qui essaie de comprendre le monde dans lequel il vit, qui s'exprime quand il le croit nécessaire et agit avec ceux qui partagent ses idées. Rien que de très banal, donc.

Aujourd'hui je m'exprime sur Lutte ouvrière parce que je le crois nécessaire dans les circonstances présentes. Il y a peu de temps, je le faisais sur de tout autres sujets. Même si cela fait maintenant des années que je n'entretiens plus aucun lien organisationnel avec ses militants, même si, entre temps, mes opinions politiques ont sensiblement évolué, je n'ai jamais renié mon passé [3]. J'ai été influencé durablement par mon passage à LO et, “quelque part”, comme disent les psychologues, je n'ai jamais complètement rompu avec Lutte ouvrière, en dépit de mes divergences.

Dans le présent texte je n'aborderai que la question des pratiques organisationnelles, et ne traiterai pas, ou peu, du programme politique de Lutte ouvrière. Ce choix est certes discutable, dans la mesure où tout est lié, mais il est motivé précisément parce que c'est sur cette question des pratiques organisationnelles que LO est en butte aux critiques les plus virulentes.

Tout en expliquant en quoi l'accusation de “secte” a quelque chose de saugrenu et de parfaitement grotesque, particulièrement dans le contexte actuel, je tenterai d'apporter quelques pistes de réflexion sur la question du sectarisme

2. Organisation, démocratie, confiance et dissidences

Confiance mutuelle et principes organisationnels

La confiance plaît toujours à celui qui la reçoit
c'est un tribut que nous payons à son mérite ;
ce sont des gages qui lui donnent un droit sur nous,
et une sorte de dépendance où nous nous assujettissons volontairement.
La Rochefoucauld, Maximes.

Commençons par une banalité : quels que soient ses principes, son idéologie, son programme, sa pédagogie, son recrutement, ses ressources matérielles, ses activités, toute association d'êtres humains est aux prises avec des contradictions, des conflits de pouvoir etc. Et si des difficultés de ce type entravent son fonctionnement interne, elles affectent parfois aussi son image extérieure, et tout cela n'est évidemment pas sans liens avec ses principes, son idéologie, son recrutement etc.

Lutte ouvrière n'est pas n'importe quelle association, c'est une organisation politique, et elle se réclame d'une tradition bien précise en matière organisationnelle, héritée du parti bolchévik :

En tant que contenant le but socialiste, le parti représente une forme supérieure d'association humaine [4].

Entre une “forme supérieure d'association humaine” et une vulgaire secte, il y a de la marge ! La “vraie nature” de LO doit bien se situer quelque part entre ces deux extrêmes. Pour ma part, j'avoue que, quand j'ai une pensée pour ceux qui, dans les années 70, étaient pour moi “les copains”, j'ai nettement tendance à pencher plutôt pour la “forme supérieure”. Mais je ne voudrais ni idéaliser mes souvenirs, ni cesser pour autant de me poser des questions.

Lutte ouvrière n'est certainement pas une “secte” au sens où l'on emploie couramment ce terme dans une époque qui voit beaucoup d'individus privés de repères, en proie au désarroi, une époque où l'on constate, en effet, une inquiétante prolifération de “sectes” en tous genres, parfois folkloriques, parfois fort dangereuses. Non, Arlette Laguiller n'est pas “manipulée” par des dirigeants occultes et machiavéliques. Ces allégations sont mensongères.

Lutte ouvrière ne répand aucun message de contenu religieux ou pseudo-scientifique. Tout au plus peut-on légitimement poser la question de savoir si le marxisme - ou plus précisément telle ou telle variante “dure” du marxisme, comme celle que LO incarne - n'est pas par certains côtés une “religion séculière”. On peut aussi s'interroger sur la validité du marxisme au plan scientifique, et sur son éventuelle réfutation. Mais poser cette dernière question, c'est aussi rappeler, à son honneur, que ce courant de pensée est apparu et s'est enraciné sur un tout autre terrain intellectuel et social que les doctrines obscurantistes des sectes religieuses.

Lutte ouvrière ne coupe pas des êtres fragiles et déboussolés de leur milieu social pour leur faire subir un conditionnement en vase clos. Bien au contraire, elle s'adresse à des personnes psychologiquement solides, en pleine possession de leurs moyens. L'activité militante de type LO requiert certes beaucoup de temps, d'énergie, de sacrifice, mais chacun reste parfaitement libre de ses choix et de son niveau d'engagement, libre aussi de prendre à tout moment ses distances, ce que j'ai fait comme de nombreux anciens camarades, lesquels se comptent sans doute par centaines, voire par milliers.

Lutte ouvrière bénéficie de la confiance de ses militants, sympathisants, et, dans une certaine mesure, de ses électeurs. Dans toute organisation la confiance est d'ailleurs indispensable, ne serait-ce que pour une raison d'efficacité. Mais elle n'a rien de commun avec une foi religieuse envers des personnages charismatiques, elle n'a rien d'une soumission aveugle et indéfectible. Il est faux de prétendre que la base se représente l'un ou l'autre de ses dirigeants comme un chef omniscient et omnipotent et qu'elle lui rend un quelconque “culte de la personnalité”. Mais il est faux aussi de nier que la confiance envers les dirigeants d'une organisation quelconque n'impliquerait pas, en un sens, une certaine forme de “dépendance”, voire “d'assujettissement”, pour reprendre les termes un peu inquiétants de La Rochefoucauld.

Je prétends qu'à l'époque de mon appartenance à Lutte ouvrière, la position de tel ou telle dans la hiérarchie de l'organisation n'influait pas, ou fort peu, sur l'estime, voire l'admiration que je pouvais lui porter, ni positivement, ni négativement. Cela doit se comprendre en deux sens : d'une part, je n'éprouvais pas de méfiance envers la hiérarchie, considérant comme allant de soi qu'à LO il n'y avait pas place pour des “apparatchiks”. Il me semblait que LO comblait les espoirs du militant désintéressé tel qu'on a pu le rencontrer un peu partout, par exemple au PCF :

Nous rêvions, nous avons toujours rêvé de faire un parti où on venait au parti pour se dévouer et pas du tout pour faire carrière [5].

Or si l'appareil du PCF, comme toutes les bureaucraties ouvrières, a pu, et peut encore, décevoir ceux de ses adhérents de base qui étaient désintéressés, en revanche il ne m'apparaissait pas qu'une position de pouvoir de qui que ce soit dans LO pouvait représenter pour lui un quelconque enjeu de carrière personnelle, quelle que soit l'origine sociale de l'intéressé.

D'autre part, je dois dire que je ne percevais pas toujours clairement les raisons pour lesquelles tel ou telle militant(e) occupait une position dans la hiérarchie. Etait-ce sa plus grande compétence ? son plus grand dévouement ? son conformisme vis-à-vis de la direction ? C'était sans doute un mélange de ces trois éléments. Mais je considérais, en militant de base discipliné, que cela ne me regardait pas. Car la règle en vigueur, pour confier des responsabilités à telle ou telle personne, était évidemment, en vertu du centralisme, celle de la cooptation par la direction, et non celle d'une élection par la base à l'issue d'un quelconque “vote démocratique”. Par conséquent c'était à la direction de savoir ce qu'elle avait à faire dans ce choix de “mettre l'homme qu'il faut à la place qu'il faut”.

Cette deuxième raison, s'ajoutant au postulat de départ du complet désintéressement de tous les copains, explique pourquoi je ne me sentais pas d'état d'âme vis-à-vis des cadres de l'organisation. Certes, je sentais bien qu'il y avait parmi eux des gens qui avaient un certain poids, qui, plus que d'autres, étaient, du fait de leur passé, ou de leur personnalité, en mesure de “peser” sur les choix et orientations [6]. Mais à mes yeux ces camarades n'étaient en rien, pour autant, des êtres supérieurs. Il s'agissait, les dirigeants compris, absolument de militants comme les autres, soumis à la même discipline que les autres. Cette discipline plaçait chacun sous l'autorité de l'organisation en tant que telle, c'est-à-dire de l'organisation toute entière, elle ne laissait aucune place au pouvoir d'un “clan” ou à un quelconque “pouvoir personnel”. Je n'enviais d'ailleurs pas la position des cadres, les trouvant trop absorbés par certaines tâches relatives à la “vie interne” de l'organisation, laquelle, paradoxalement [7], me semblait peu attrayante. Je préférais de beaucoup, quant à moi, les activités avec des sympathisants, les liaisons avec des contacts extérieurs.

La démocratie interne

Les questions de personnes m’apparaissait de fort peu d'intérêt et je m'intéressais bien davantage aux débats d'idées. Ici se pose l'inévitable question de la démocratie interne en matière de circulation des idées et de débats contradictoires. Sur ce thème, beaucoup de gens se font une représentation caricaturale de la conception léniniste, en exprimant régulièrement leurs craintes que, dans la mise en œuvre du “centralisme démocratique”, la priorité soit pour le centralisme, la démocratie n'étant que de pure façade. Dans le cas particulier de LO, la “façade” organisationnelle publique étant quasi inexistante, les observateurs extérieurs ont encore plus vite fait de conclure à l'absence totale de démocratie. Or la réalité est bien plus complexe.

La démocratie, plus que tout autre régime, a besoin d'élites, a écrit Daniel-Rops, qui songeait ici d'abord à l'exercice de la démocratie au sein de la société. A fortiori, un parti qui se veut d'avant-garde doit s'efforcer d'être à la fois démocratique et élitiste. C'est l'une des idées fortes de Lénine de ne pas opposer élitisme à démocratie, mais au contraire de les associer.

Par conséquent, pour être membre d'une organisation de type bolchévik, il ne suffit pas d'affirmer son accord avec son programme et de solliciter son affiliation. Il faut avoir été coopté, avoir été sélectionné, et pour cela s'être montré vraiment digne d'en faire partie, car l'organisation tient à avoir haute opinion de ses membres :

Le parti, contrairement à la manière stalinienne, ne considère pas ses membres comme des unités sans importance, mais au contraire se retrouve dans chaque membre dans ce qu'il a de plus élevé et de plus précieux [8].

J'en reviens à mes souvenirs personnels. Pour parvenir au but décrit ici par Barta, chaque nouveau membre devait avoir reçu une formation politique d'excellent niveau, c'était une condition préalable à son intégration. Il fallait une éducation dirigée des membres, qui remédie le plus aux inégalités culturelles et théoriques en rehaussant au maximum les capacités de chacun [idem].

Sans cela la démocratie interne eût été purement formelle, sans contenu réel. De ce fait, Lutte ouvrière était aussi - on pourrait même dire, si l'on voulait tirer un bilan provisoire de son activité, aura été d'abord - une grande entreprise d'éducation politique de milliers de sympathisants, avant d'être un parti. Ne serait-ce que pour tout ce travail d'élévation de la conscience politique, LO aura notablement contribué à l'avancement de la démocratie dans ce pays.

Au sein même de l'organisation, la liberté d'expression était totale (je suppose qu'elle l'est toujours). Chaque membre pouvait, à tout moment, prendre la parole devant l'ensemble de l'organisation, et non pas seulement devant les camarades de son secteur. Chaque membre avait le droit d'interpeler la direction, il pouvait même le faire à titre purement individuel, et elle était tenue de lui répondre [9].

Cependant, la formation préalable des militants leur avait, fort heureusement, rappelé la valeur de quelques vertus traditionnelles, et ce avec d'autant plus d'insistance qu'elles faisaient gravement défaut dans le milieu gauchiste soixante-huitard de l'époque : ces vertus de toujours sont la modestie, la simplicité, la sobriété, l'esprit de responsabilité dans l'expression des idées, autrement dit le rejet de toute polémique creuse, le dégoût de toute discussion motivée par le plaisir de chercher chicane ou par quelque vanité narcissique de faire étalage d'idées personnelles, ou que l'on croit telles.

Pénétrés de cette modestie, convaincus de leur relative incompétence, en dépit de l'acquisition bien réelle d'une culture politique non négligeable, nombre de militants de Lutte ouvrière s'abstenaient donc de prendre la parole au sein de l'organisation, pour ne pas risquer de le faire à tort et à travers et d'attirer indûment l'attention sur eux. Autrement dit, ce n'est pas parce qu'on “a la liberté” de s'exprimer (en l'occurrence, répétons-le, elle était totale) qu'on “prend la liberté” de le faire.

Il est vrai que le silence n'est pas non plus sans risque. Taire une divergence de vues peut aussi, en certaines circonstances, s'interpréter comme une dissimulation volontaire. Car pour la vie de l'organisation, un objectif beaucoup plus élevé que le bon usage par chacun de sa liberté individuelle réside dans un sentiment de caractère collectif : c'est la confiance mutuelle entre tous les militants. Or peut-on garder confiance envers quelqu'un qui cache ses désaccords plutôt que de les faire connaître, ou, pire, qui choisit de les révéler à certains militants et non à d'autres [10] ?

C'est donc parce qu'ils ont une conception très haute, très exigeante, de la confiance fraternelle entre militants (Lénine, repris par Barta), c'est parce que cette confiance n'est en rien “aveugle” mais se construit en toute lucidité, que les militants de Lutte ouvrière aspirent à la plus grande sincérité et à la plus grande loyauté dans leurs rapports mutuels.

Ils aspirent à cet idéal, mais n'y parviennent évidemment pas. La confiance “totale” est un mythe tout juste bon pour l'endoctrinement au sein d'une secte. Dans un groupe formé de sujets adultes et responsables, chacun garde son quant-à-soi, son “for intérieur”, quels que soient le respect, l'estime, la confiance que peuvent lui inspirer les autres. D'ailleurs la sagesse populaire enseigne - et l'expérience vécue confirme - que, comme l'amitié, comme l'amour, comme tout sentiment réciproque, la confiance est quelque chose d'éminemment fragile.

Si je rassemble mes souvenirs, je dirai que dans les années 70, si l'on excepte quelques malheureux accrocs [11], dans l'ensemble, l'application de ces excellents principes organisationnels, hérités de Lénine, transmis par Barta, adaptés par les copains au contexte d'alors, fonctionnait plutôt bien : beaucoup de confiance réciproque régnait entre les militants. Qu'en est-il aujourd'hui, à l'aube de l'an 2000 ? Je l'ignore et ne me fie que médiocrement aux rumeurs partisanes, d'où qu'elles viennent. La confiance, comme l'amour, peut être proclamée solennellement, puis retirée à grands cris, sans que cela prouve grand chose.

Les dissidents

Dans tous les pays, dans tous les partis,
les intellectuels ont le goût des dissidents : Adler contre Freud, Sorel contre Marx.
Seulement, en politique, les dissidents ce sont les exclus.
André Malraux, L'Espoir, Gallimard, p. 336.

En ce qui concerne les débats internes, s'il est exact que peu de militants osaient s'y aventurer, il y en avait quand même, et non des moindres. Durant mes quelques années d'appartenance à l'organisation, il y en eut surtout deux dont j'ai gardé un souvenir marquant : l'un fut un violent échange de lettres avec Barta, échange bref, bien trop bref hélas, en 1972 ; l'autre fut une longue discussion avec un courant “capitaliste d'Etat” sur le problème de la “nature de l'URSS”, discussion qui a duré près d'un an, en 1973-74.

Notons un point commun entre ces deux occasions de débats, à savoir la présentation dévalorisante que la direction a donnée de l'une comme de l'autre. Elle se plaignait de la manière dont la discussion était menée. Ainsi, au début de la réponse à Barta :

Il va sans dire que nous ne nous sentons concernés ni par l'ouvrage “historique” [de Roussel] ni par la “Mise au point” [de Barta] qu'il a suscitée. Et nous ne souhaiterions discuter ni de l'un ni de l'autre.
Lutte ouvrière, Octobre 1972

Pourtant, bon gré mal gré, la direction consentait à discuter, et le moins qu'on puisse dire est que la suite ne passa pas inaperçue. Car cette réponse expédiée à Barta fut peut-être, dans toute la production écrite, interne et externe, de LO vers cette époque, le texte qui marqua le plus les esprits [12]. J'y reviendrai plus loin.

Un peu plus tard, le même ton dédaigneux présidait à la présentation du recueil en deux volumes, publié par Lutte ouvrière en 1975, des textes des discussions avec les “capitalistes d'Etat” :

... cet échange de textes n'a jamais eu un intérêt véritable. (...) Les textes “capitalistes d'Etat” ne contiennent aucune argumentation politique contre l'analyse trostkyste (...) la succession des textes ne s'insère pas dans un dialogue, elle constitue un monologue à travers lequel les “capitalistes d'Etat” cherchent à haute voix leur propre chemin, sans même s'occuper des objections qui leur sont proposées (...) Les textes qui veulent défendre les positions trotskystes de l'organisation sont tout aussi marqués par la façon dont s'est déroulée la discussion. A l'égard du problème discuté, leur intérêt est également limité. Par ailleurs, chacun étant parfaitement libre de présenter ses positions comme il l'entendait, la direction de l'organisation ne partage pas nécessairement les arguments de tous les camarades qui sont intervenus pour répondre aux “capitalistes d'Etat”.
Présentation, in “Sur la nature de l'URSS”, Volume 2, 1973-74.

Or je trouvais, quant à moi, bien intéressants tous ces textes présentés comme “sans intérêt”. J'ai pris grand plaisir à les lire [13] et beaucoup appris en les lisant, surtout ceux qui défendaient l'analyse trotskyste, que je trouvais mieux écrits et plus convaincants que les autres. Non seulement je ne partageais pas l'humeur chagrine de la direction, mais j'avais le plus grand mal à comprendre les réserves qu'elle exprimait à l'égard des textes défendant les positions trotskystes. En “ne partageant pas nécessairement leurs arguments” , la direction (collégiale, rappelons-le) donnait l'impression de s'en désolidariser, suggérait qu'elle n'avait pas daigné participer elle-même à la discussion et ne se sentait pas engagée par les écrits de ses propres partisans. Nous devions donc comprendre qu'ils étaient intervenus à titre individuel, et cela bien que l'appartenance d'un certain nombre d'entre eux à cette même direction ne fût un mystère pour personne.

A vrai dire, ce détail n'ôtait rien à la qualité des écrits en question quant au contenu, y compris à l'intérêt des écrits de ceux qui, alors, défendait la direction dont ils étaient membres, mais qui, aujourd'hui, se retrouvent dans la “Fraction” et défendent la position inverse au sujet de la Russie actuelle.

De toute manière, il était important de publier ces textes, comme cela était précisé dans la présentation :

Néanmoins [en dépit de leur peu d'intérêt]... nous tenons à ce que les discussions de ce type, à partir du moment où elles révèlent des divergences cristallisées, soient rendues publiques, comme doivent l'être tous les débats d'idées.

Nous voyons bien ici que Lutte ouvrière n'est pas une secte, car on ne voit pas beaucoup de sectes publier des textes internes en les présentant comme sans intérêt.

Lutte ouvrière ne mérite pas davantage d'être caractérisée comme un parti monolithique, antidémocratique et “unanimiste”. Mais c'est un parti au sein duquel la dissidence est, bien plus qu'ailleurs, très mal vécue. Le fait est que la divergence d'opinion y est toujours accueillie comme un inquiétant symptôme, une source de division, jamais comme un signe de santé et de renouvellement, ce qu'elle a été pourtant, parfois, dans l'histoire du mouvement ouvrier.

Que l'on me permette un instant ici de quitter mes souvenirs personnels et de m'aventurer dans l'actualité, quitte à accroître le “risque d'erreur” dans mes interprétations.

Que l'on songe, par exemple, à ce mot de “fraction” qu'on attribue à une tendance dès qu'elle est autorisée à s'exprimer publiquement. Il est vrai que ce terme est de tradition dans le mouvement ouvrier. Mais que révèle le choix de ce vocable ?

Il apparaît que l'actuelle minorité au sein de Lutte ouvrière est, d'entrée de jeu, de par le seul choix de ce titre de “Fraction”, soupçonnée de mener un travail de division et de menacer l'unité. En outre on constate bien, en lisant les publications LO et LDC, la difficulté qu'elle trouve à conduire un véritable débat d'idées avec la direction. En fait, les deux tendances ne dialoguent jamais publiquement devant les lecteurs. On se retrouve dans la situation de ce “monologue” que la direction déplorait déjà dans la présentation des textes “capitalistes d'Etat” des années 73-74. La Fraction a, certes, obtenu une place rédactionnelle, mais elle ne l'emploie pas à une confrontation d'idées, elle ne l'utilise guère que pour publier des articles dans lesquels elle ne se différencie en rien de la direction [14]. En un sens on pourrait dire que cela manifeste un souci de préserver l'unité, de ne pas étaler des divergences pour le plaisir de le faire quand, en réalité, sur la plupart des sujets, demeure une large identité des points de vue. Mais alors pourquoi les militants de la Fraction n'offrent-ils pas aux lecteurs ces articles en tant que contributions de Lutte ouvrière toute entière, organisation à laquelle ils appartiennent toujours? Pour une question de propriété intellectuelle ?

En fait, cela révèle plus probablement l'extrême prudence avec laquelle on engage de véritables débats au sein, ou autour, de Lutte ouvrière, tant on craint que cela ne tourne à l'aigre. Un ancien militant de LO va jusqu'à écrire :

Envenimer toute discussion avant même qu'elle ait démarré est une pratique étrangère aux traditions du mouvement socialiste, mais propre à Lutte ouvrière, dans et hors de ses rangs [15].

Jamais à ma connaissance [16] on n'a vu la direction (ou une autre tendance) encourager des camarades vers la recherche d'une ligne politique alternative, encore moins reconnaître une erreur, remercier des militants pour avoir proposé une ligne politique meilleure que celle qu'on suivait auparavant. On pourrait faire observer que ce genre d'esprit sportif est tout aussi rare dans les autres partis et associations. Mais y rencontre-t-on la même humilité que chez les gens de Lutte ouvrière? la même confiance fraternelle entre tous les militants ? Certainement pas.

D'autre part, les autres partis politiques connaissent souvent des alternances, des renversements de majorité, des changements de personnels dans leurs directions. C'est d'ailleurs le rôle de la base de faire, à l'occasion, le “ménage”, de faire adopter une nouvelle ligne, par son vote lors d'un congrès.

Il ne semble pas que les camarades de Lutte ouvrière aient jamais vécu pareil chamboulement. Il va sans dire que rien ne s'y oppose dans leurs statuts, qui sont parfaitement démocratiques. Mais cette situation ne s'est pas encore présentée, sans doute parce que la direction a toujours joui d'un grand prestige auprès de l'immense majorité des militants.

C'est, en un sens, un atout, une force, dans la perspective de ce remarquable effort de continuité de leur ligne politique, effort que tout un chacun aura pu, sinon apprécier [17], du moins constater durant plus de quatre décennies.

Mais cela tend aussi, hélas, à répandre à l'extérieur de l'organisation l'idée fausse selon laquelle la direction se croit inamovible, voire une idée plus dangereuse encore, à savoir que ce sont les militants de base qui la croient infaillible, qui sont incapables de penser par eux-mêmes et de s'en démarquer si peu que ce soit.

Or il n'en est rien. En marxistes conséquents, en tenants de la méthode scientifique, les camarades qui dirigent Lutte ouvrière n'ont aucunement la prétention de détenir “la” vérité, ni en théorie, ni en pratique, moins encore celle d'imposer “leur” vérité à qui que ce soit, et surtout pas à leurs camarades de combat.

Quant aux militants de base [18], s'il est exact qu'ils sont passés dans un certain “moule” et peuvent ainsi donner l'impression superficielle de pions interchangeables dépourvus de personnalité propre, il n'en demeure pas moins que se les représenter comme des “gardes rouges” endoctrinés et fanatisés est une complète aberration. J'ai été un militant LO et je peux vous assurer que j'étais, certes, discipliné, mais que j'avais gardé tout mon esprit critique et une bonne partie de mon autonomie intellectuelle.

Nous sommes parvenus ici à un aspect capital du débat sur le sectarisme. On ne peut occulter un fait historique majeur dans la période que nous venons de vivre : l'expérience désastreuse du “socialisme réel” au cours de ce siècle a, hélas, propagé très largement une image du communisme comme incarnant une idéologie totalitaire. Le résultat, nous ne le connaissons que trop, c'est que l'anticommunisme se porte mieux que jamais, dans tous les pays et dans toutes les couches de la société, y compris au sein des classes ouvrières des pays développés. Dans ces conditions, il est vital, pour tous ceux qui prétendent incarner une autre idée du communisme, de se démarquer radicalement de toute tradition sectaire.

Quand on voit les trostkystes de diverses chapelles ne cesser de s'accuser réciproquement de pratiques staliniennes, on se dit qu'il leur reste décidément beaucoup de chemin à faire encore pour parvenir à opérer cette démarcation d'avec le totalitarisme et présenter une image du communisme respectueuse de la liberté de penser de chacun.

Fort heureusement, Lutte ouvrière n'est nullement une organisation totalitaire et intolérante. Contrairement aux partis staliniens, elle n'a jamais attenté à la démocratie, ni en son sein, ni à l'extérieur, dans les syndicats, associations, comités d'usagers, comités de grève, etc. A plus forte raison n'a-t-elle jamais attenté à la liberté d'expression ni exercé de violences physiques à l'encontre de qui que ce soit [19].

La Fête de la Pentecôte est d'ailleurs un témoignage éloquent de sa tolérance [20] envers l'expression des idées des autres courants. La Fête est l'occasion de retrouvailles annuelles avec toutes les tendances de l'extrême-gauche, et aussi avec des artistes, écrivains, hommes de science. Plusieurs lieux de forums permanents sont organisés. La liberté de s'exprimer et de débattre y est totale, et c'est pourquoi j'ai saisi l'occasion de la Fête de la Pentecôte 1999 pour apporter la présente contribution à une réflexion sur le sectarisme.

3. Le choix de militer et celui d'arrêter de militer

On fait de la politique avec sa tête. (...)
Et pourtant, si le dévouement à une cause politique est autre chose
qu'un simple jeu frivole d'intellectuel, mais une activité menée avec sincérité,
il ne peut d'avoir d'autre source que la passion et il devra se nourrir de passion.
Max Weber, Le Savant et le Politique, Union Générale d’Éditions, p.196.

L'engagement politique est quelque chose de très personnel et je vais donc commencer par revenir à mon expérience à Lutte ouvrière, me sentant incapable de parler en toute généralité, encore moins de porter un quelconque jugement sur les choix de telle ou telle autre personne.

Beaucoup de militants, et pas seulement de ceux qui rejoignent l'extrême-gauche, font le choix de s'engager parce qu'ils éprouvent un sentiment de révolte face aux injustices. En ce qui me concerne, ce sentiment venait en second, le principal était la volonté de comprendre, d'analyser la société, c'était donc a priori quelque chose de plus intellectuel.

J'ai été assez vite convaincu, par des conversations avec certains militants, par des lectures, des réflexions personnelles, que la domination du capitalisme sur le monde faisait couvrir de graves dangers à l'Humanité [21]. Mais quand on a démystifié “l'ordre social” régnant, mis en lumière le fait qu'il est en réalité un désordre, une anarchie, et qu'il mène au chaos, encore faut-il proposer une alternative.

J'ai compris aussi qu'on ne peut pas reconstruire le monde dans sa tête, comme le faisaient les utopistes [22], mais qu'il fallait partir de l'observation scientifique des forces matérielles, des forces sociales qui travaillent le vieux monde et sont susceptibles de lui permettre d'accoucher d'un avenir plus harmonieux. Je pouvais, en tant qu'individu, comprendre et faciliter ce processus. Selon la formule de Marx : vouloir comprendre le monde pour le transformer, et vouloir le transformer pour le comprendre. Dans ces deux volontés indissociables se rejoignent l'intelligence et l'action. Cette idée qu'il est possible de transformer le monde vous prend comme une “passion”, et c'est sans doute ce sentiment-là, plus que celui de la révolte, qui m'a conduit au militantisme.

Max Weber a écrit que tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir, ou à un certain pouvoir, que cette activité lui permet d'exprimer son instinct de puissance. Personnellement, je ne me sentais pas concerné par cette “passion”-là, je pensais aussi que mes camarades de LO étaient, tout comme moi, vraiment désintéressés, en ce sens que non seulement nous n'étions pas attirés par l'argent, mais nous ne l'étions pas non plus par le pouvoir en tant que tel [23]. J'en étais en tout cas convaincu en ce qui concerne les militants que je côtoyais et connaissais bien. En revanche, quand Max Weber parle de cette forme de “pouvoir” bien particulière qu'est la conscience d'exercer une influence sur les autres humains, et surtout la conscience d'être du nombre de ceux qui tiennent en main un nerf important de l'Histoire en train de se faire , alors, effectivement, cela faisait partie des “joies intimes” , pour reprendre une autre expression de Weber, que peut espérer éprouver tout militant [24].

Le projet de changer le monde est, quand on y réfléchit sérieusement, un défi prométhéen. Il est tellement ambitieux qu'aux yeux de la plupart de nos contemporains ce n'est rien d'autre qu'une chimère. Mais enfin je m'étais rallié à l'idée que l'alternative pour notre société était “Socialisme ou Barbarie” et j'avais, comme on s'en doute, opté pour le socialisme.

A l'époque moderne, dans un monde qui ne cesse de se complexifier, le programme socialiste est l'affaire de la collectivité organisée et non celle d'un quelconque démiurge, ni de quelques individus exaltés comme ceux qui peuplent les sectes ou les groupuscules fanatisés. Je devais donc trouver, pour camarades d'idées et de combat, des gens aussi sérieux que possible.

De nombreuses organisations se forment autour de programmes politiques et s'efforcent tant bien que mal [25] d'organiser les volontés de millions d'individus autour de projets de société, volontés parfois purement électorales, parfois plus militantes. Je m'intéressais à celles qui se proposaient de renverser le capitalisme et je reviendrai plus loin sur quelques-unes raisons pour lesquelles, parmi ces organisations, mon choix s'est porté sur Lutte ouvrière et pourquoi [26].

L'engagement dans un groupe révolutionnaire offre bien des particularités quand on le compare à l'entrée dans un parti politique pactisant avec la société capitaliste. L'une d'elles est sans doute que, tandis que ceux qui font ce dernier choix peuvent escompter de rapides bénéfices de leurs efforts et craindre des ennuis pour la suite, en ce qui concerne les révolutionnaires, les difficultés viennent d'abord et les gratifications escomptées sont pour le long terme, comme l'explique fort bien Barta :

Nous ne connaissons maintenant que les côtés difficiles et pénibles de cette vie, mais notre développement et la lutte des masses transformeront cette situation de professionnel en privilège en faisant apparaître tout ce qu'une telle vie contient de fort et de profondément humain.
Ce qui caractérise le révolutionnaire, c'est qu'il n'attend de son activité qu'une seule récompense, c'est la reconnaissance tôt ou tard que celle-ci a été conforme aux intérêts véritables de l'humanité. C'est pourquoi il peut résister à toutes les épreuves : s'il est relativement facile de donner sa vie d'un seul coup, il faut savoir aussi la donner peu à peu dans la lutte opiniâtre que nécessite le renversement de la bourgeoisie. Ce type d'individu n'est pas rare. Le parti dégage ce sentiment de sacrifice total, de dignité et, si l'on veut, de félicité [27].

Notons bien encore une fois que le “privilège” dont il est question ici, la “seule récompense”, ne sont ni le privilège ni la récompense de s'emparer du pouvoir politique, mais résident, plus modestement, dans le fait de voir reconnaître que son activité à été “conforme aux intérêts véritables de l'humanité”. Nous ne quittons donc pas le terrain du désintéressement.

Abordons à présent la problématique générale des obstacles à tout engagement militant, quelle que soit par ailleurs l'orientation de cet engagement.

Considérons tel individu qui veut s'engager, autrement dit qui veut, en dernière analyse, faire quelque chose, agir, et endosser la responsabilité de ses actions par rapport à la société, à son devenir à elle, à son devenir à lui. Il va devoir subir des pressions qui lui viendront, entre autres, de son appartenance de classe, de ses problèmes d'insertion professionnelle, et, hélas, de bien d'autres contingences matérielles.

En outre, chacun vit aussi d'autres passions que celle de vouloir transformer le monde, chacun est mû par d'autres ressorts profonds, par d'autres “intérêts” concurrents, dans tous les sens de ce mot. Il lui faut donc opérer des choix, faire certains sacrifices, tenter de trouver un difficile équilibre entre ces tendances contradictoires.

L'expérience montre, et l'analyse scientifique confirme, semble-t-il [28], que l'on n'y parvient pas. On ne parvient jamais à un équilibre satisfaisant entre ces deux objectifs que sont l'engagement dans l'action publique d'une part, la recherche du bonheur privé d'autre part [29]. Précisément parce qu'interviennent des “passions”, et non des choix purement rationnels, comme ceux que l'économie libérale analyse entre les “utilités” et les “intérêts bien compris” d'un consommateur donné, la raison échoue à vouloir expliquer la manière dont s'opère les arbitrages entre sphère publique et sphère privée, à rendre compte de ces périodes d'enthousiasme, provoquées par des attentes exagérées [30], suivies de profondes déceptions. Hirschman constate en particulier que les “activités publiques” ont des tendances expansionnistes, envahissantes, qu'elles prétendent occuper dans les vies individuelles beaucoup plus de place qu'il n'est tolérable à long terme [31].

J'ai donc vu démissionner un certain nombre de militants. Je ne me permettais pas de les juger, je considérais que c'était leur problème et pas le mien. Il me semblait que je ne pouvais pas vraiment les comprendre, ni les aider. Je ne leur en voulais pas et leur conservais mon amitié. Mais j'ai vite compris que cette neutralité n'était pas exactement le point de vue de l'organisation, ne serait-ce que parce que ces départs l'affaiblissaient. Aux dilemmes que ces amis connaissaient, à leurs “drames” personnels [32], s'ajoutaient donc les reproches des copains.

J'ai été très marqué par la réponse que Lutte ouvrière fit à Barta, en Octobre 1972, et que j'ai déjà évoquée plus haut. Il faut rappeler ici que David Korner (Barta) avait été le fondateur et ancien dirigeant de l'Union communiste, petite organisation qui s'était séparée en 1939 du mouvement trotskyste “officiel” et avait été à l'origine de la tendance dont se réclamait LO. A l'occasion et par-delà une polémique sur l'histoire de la grève Renault de 1947, cette réponse de Lutte ouvrière était, surtout, un réquisitoire contre Barta lui-même.

En effet celui-ci, après avoir été le dirigeant, et par conséquent la référence pour les jeunes de cette toute petite organisation qu'était l'Union communiste, avait renoncé à toute activité militante à partir de 1951, ce qui, aux yeux des camarades de Lutte ouvrière, qui se considéraient - et se considèrent encore - comme les “continuateurs” de cette organisation [33], le disqualifiait complètement lorsqu'il prétendait parler du passé :

Nous n'aurions pas souhaité, par respect pour ce qu'il [Barta] fut pour nous, polémiquer aujourd'hui avec son fantôme. (...)
Un passé auquel on renonce ne nous appartient plus. (...)
Ceux qui n'ont rien fait pour relever notre faible drapeau ont-ils plus le droit de parler que les autres ? Nous ne le croyons pas ! (...)
Nous apprenons à nos camarades à laisser à la porte l'individualisme et à n'avoir d'autre amour-propre que de parti. (...)
Un militant n'est un homme véritable, fort, heureux, que tant qu'il milite au sein de son organisation. Sinon, en dehors, il n'est plus que lui-même...
Lutte ouvrière, Octobre 1972

On nous apprenait à honorer le militant Barta des années 40, mais c'était pour mieux mépriser l'individu qu'il était devenu dans les années 60-70, que l'on nous dépeignait comme un homme aigri, désabusé, incapable d'offrir les moindres perspectives politiques aux nouvelles générations qui avaient rejoint l'extrême-gauche à l'occasion de la guerre d'Algérie ou des évènements de 68. D'ailleurs, il faut bien dire que le silence de Barta, au cours de ces années, donnait quelque vraisemblance au portrait dévalorisant qu'on nous peignait de lui.

Lorsque, quatre ans plus tard, en 1976, David Korner est décédé, l'hebdomadaire Lutte ouvrière a néanmoins publié un article nécrologique élogieux, reconnaissant tout ce que l'Union communiste lui devait du point de vue de la transmission d'un certain héritage, avec cependant une réserve sur la retraite, dans les années 50, d'un militant encore jeune, qui traduisit une déception personnelle résultant d'une perte de confiance injustifiée envers l'avenir du mouvement révolutionnaire et les capacités du prolétariat (Lutte Ouvrière, 2 Octobre 1976).

L'enseignement qu'il fallait tirer de la trajectoire personnelle de Barta le dépassait, et valait pour tous les militants. On nous faisait comprendre qu'il existait un lien entre plusieurs niveaux de démissions et de renoncements, lien qui n'avait rien d'évident a priori et n'a jamais cessé, d'ailleurs, d'être contesté par toutes sortes de dissidents. Un processus plus ou moins inexorable était censé être le suivant : d'abord, quitter l'organisation ; puis, plus grave, renoncer au travail militant ; puis, encore plus grave, chercher des justifications à sa paresse en alléguant que, décidément, le prolétariat n'est pas révolutionnaire. Enfin, ce choix de préférer son petit confort égoïste à l'effort et à l'abnégation que requiert l'engagement dans les rangs des révolutionnaires aboutissait au dernier stade de cette évolution désastreuse : une régression vers l'individualisme qui, dans certains cas, pouvait conduire l'individu en question à devenir un parfait réactionnaire bien intégré dans la société bourgeoise. La boucle était bouclée...

On nous citait les exemples d'autres anciens militants intellectuels qui avaient suivi un chemin parallèle à celui de Barta. Leurs départs avaient conduit certains d'entre eux bien plus loin qu'une simple prise de distance vis-à-vis de Lutte ouvrière, elle les avait conduits jusqu'à l'abandon du marxisme, puis, dans le meilleur des cas, à la cessation de toute activité politique, dans le pire, à une fin de carrière dans les bras de la bourgeoisie, où ils n'étaient plus que de fieffés hommes de droite.

D'où, on le comprendra aisément, tout un discours dévalorisant au sein de l'organisation sur le compte des démissionnaires et une certaine stigmatisation de ceux-ci, considérés comme des déserteurs, en tout cas comme des indélicats qui, tels Barta, ont pris une retraite anticipée sans justification valable. On n'employait certes pas les mots de “traîtres” ou de “renégats”, du moins tant qu'ils n'avaient pas ouvertement rejoint le camp d'en face, ce que je n'ai, pour ma part, jamais constaté. De toute manière, intervenues dans une période calme, ces désertions ou volte-face étaient sans incidence politique notable (contrairement à celle du “renégat Kautsky”, pour citer un exemple historique) et n'impliquaient que leurs médiocres personnes.

En fait, d'après ce que j'ai pu voir en observant le parcours de plusieurs d'entre eux, puis en m'auto-observant, avec tous les risques que cela présente, il m'est apparu que la plupart des militants qui partaient ne se considéraient nullement comme des “renégats”. Ils ne changeaient pas fondamentalement d'opinions politiques, demandaient d'ailleurs souvent à rester en bons termes avec l'organisation, ne serait-ce qu'en continuant à cotiser et à participer à certaines activités.

Dans les années 70, l'organisation acceptait en général cet accommodement. Elle leur reconnaissait même parfois des circonstances atténuantes, attribuant leurs défections au recul persistant du mouvement ouvrier [34]. Quand la situation redeviendrait révolutionnaire, nous assurait-on, ces anciens militants retrouveraient spontanément le chemin de “leur” organisation. On nous les présentait un peu comme des “réservistes”.

Après tout, on savait bien pourquoi ils étaient partis. Ces militants avaient quitté Lutte ouvrière parce qu'en dehors de toute période révolutionnaire ils ne voulaient plus se dévouer entièrement à l'organisation, parce qu'ils voulaient vivre de manière plus “normale” : tel cherchait une compagne, telle un compagnon, tel(le) autre voulait des enfants, tel(le) autre encore aspirait à gérer autrement son temps libre, à se cultiver, à partir en vacances, à voyager, à se consacrer plus sérieusement à diverses activités (arts, sciences, sports, loisirs), activités qu'il ou elle avait dû sacrifier sur l'autel de son engagement au sein de l'organisation à l'issue d'un choix qui, répétons-le, était parfaitement libre, conscient, adulte.

Anciens militants, devenus solitaires, silencieux, inutiles

Quoi qu'il en fût des choix et états d'âme de ces individus peu fiables, l'organisation, dans ses conclusions, oscillait donc entre deux scénarios opposés quant au destin politique des démissionnaires : un scénario pessimiste, montrant jusqu'à quelle trahison leur renoncement risquait de les conduire, surtout ceux d'origine sociale petite-bourgeoise ; et un autre, bien plus optimiste, dans lequel les démissionnaires ne jouaient plus que le rôle de retraités-réservistes finalement assez présentables, des gens qui, certes, s'étaient mis en vacances de leur propre chef en laissant tomber les copains, mais qui restaient quand même, quant à leur “vraie nature”, des “copains”.

Que penser aujourd'hui de ce diagnostic ? Il n'est pas exclu qu'en réalité, dans la plupart des cas, aucun de ces deux scénarios ne se réalise dans le proche avenir. Tant en ce qui concerne leur reclassement social que leurs sentiments profonds, le cas des anciens militants de Lutte ouvrière n'est pas simple à analyser.

On a parfois noté une caractéristique qui les différencie des autres anciens trotskystes, mais que seule une enquête sociologique sérieuse pourrait confirmer, à savoir la suivante : tandis que les autres anciens trotskystes se sont volontiers reconvertis dans divers partis de type social-démocrate, du genre PS, Verts, voire LCR [35], les anciens de LO, eux, ne l'ont pas fait, et ont, pour la plupart, disparu de l'horizon politique visible. Il semble qu'après avoir goûté à un parti de type bolchévique, ils n'ont plus éprouvé l'envie, ni d'en expérimenter un autre, ni de se retrouver dans l'un de ces partis de type social-démocrate dont ils avaient appris à dénoncer l'opportunisme, la composition sociale petite-bourgeoise et l'absence de principes.

Le résultat paradoxal est que des gens qui prônaient, quand ils étaient à Lutte ouvrière, l'absolue nécessité de l'organisation [36], en viennent à ne plus militer dans aucune organisation politique d'aucune sorte, même lorsqu'ils sont parvenus à dépasser le stade du “repli égoïste” et seraient, de leur propre aveu, disponibles pour reprendre du service.

Ils ne reviennent généralement pas non plus à Lutte ouvrière, parce qu'ils savent qu'il n'y a pas de “demi-mesure” à LO et parce qu'ils se sentent toujours, sinon culpabilisés par leur démission, du moins bloqués en ce qu'elle a, décidément, “cassé” quelque chose dans leurs rapports avec les “copains”, même quand ils s'efforcent de rester en bons termes et n'affichent aucune divergence.

La plupart des anciens militants de LO présentent donc un profil correspondant assez bien à celui de Barta dans les années 60-70 (à cela près qu'ils n'ont à leur actif aucun bilan politique comparable au sien, cela va sans dire) : ce sont des solitaires et, qui plus est, des solitaires silencieux [37], des “morts politiques”, des “fantômes”, et cela même quand ils sont socialement bien vivants et ont vite trouvé à cultiver leur jardin ailleurs. Reste néanmoins, dans cette constatation, un étonnant paradoxe, car enfin la plupart de ces gens n'ont, autant qu'on sache, pas formellement renoncé à leurs idéaux révolutionnaires [38]. Sont-ils vraiment ces “réservistes” sur lesquels on compte, à Lutte ouvrière, pour la période cruciale, quand les antagonismes de classe apparaîtront dans leur nudité implacable et qu'il faudra choisir son camp ?

Ce n'est pas impossible, mais nous n'en sommes pas encore là. La tâche de l'heure pour les trotskystes est, depuis des décennies [39], celle de la construction de partis révolutionnaires et d'une Quatrième Internationale dignes de ce nom. On ne voit pas clairement, dans le contexte actuel, de quelle utilité pourraient être les anciens militants de Lutte ouvrière dans le processus de cette construction. D'ailleurs, leur excellente formation politique est sous-employée et ne trouve pas preneur, aucun “chasseur de têtes” ne les démarche. [40]

En fait, cette question de “l'utilité” des anciens militants de LO se pose de manière bien plus aigü pour ceux d'origine petite-bourgeoise que pour ceux de condition ouvrière. La position de ces derniers est celle “d'intellectuels organiques” liés à ce prolétariat dont ils sont issus et qu'ils n'ont pas quitté. Leur destin historique est donc tracé, et leurs rapports avec LO relativement secondaires. Car n'oublions pas que l'objectif ultime, c'est la lutte ouvrière en tant que telle, non les intérêts de boutique d'une organisation qui, de toute manière, n'ambitionne nullement d'instaurer son pouvoir “sur” le prolétariat, mais plus modestement de le guider dans la voie de son auto-émancipation. Par conséquent les ouvriers entreront en lutte, et c'est eux qui jugeront si l'organisation LO leur est de quelque utilité. L'espoir de LO est, grâce à sa présence au sein des entreprises et grâce à une politique juste, de les convaincre qu'elle défend vraiment leurs intérêts et les guide dans la bonne voie. Ainsi, la réponse à cette question de l'utilité réelle de LO aura reçu une réponse affirmative.

Pour les petits-bourgeois, la problématique est inverse : c'est LO qui cherche à les rendre utiles à quelque chose et qui, dans cette quête, se heurte à d'innombrables difficultés. Car le dilemme devant lequel se trouve LO est, à l'inverse de celui qui torturait Jean-Paul Sartre quand il craignait de “désespérer Billancourt”, celui de parvenir à ne pas désespérer de la petite-bourgeoisie intellectuelle, comme nous allons le voir.

4. Lutte Ouvrière, les “intellectuels petits-bourgeois” et les hommes de Science

Les “intellectuels petits-bourgeois”, cauchemar de Lutte ouvrière

L'une des découvertes les plus massives de la science politique
est que la participation à la politique est en étroite corrélation
avec le statut socio-économique.
Albert Hirschman, Action publique et Bonheur privé, Fayard, 1983 p. 130.

En 1970, je suis venu à Lutte ouvrière parce que cette organisation était “ouvriériste”, et non malgré cela. Encore aujourd'hui, je pense que j'ai eu parfaitement raison de le faire, que c'était le bon choix à l'époque, que ce reproche qu'on faisait à Lutte ouvrière d'être ouvriériste était en fait un compliment. Et si quelque chose me rattache encore à LO, c'est peut-être d'abord le respect que je dois à une organisation d'extrême-gauche qui est, effectivement, implantée dans la classe ouvrière. Pour moi, intellectuel d'origine sociale petite-bourgeoise, mon passage à Lutte ouvrière fut l'occasion unique de fréquenter des ouvriers qui partageaient mon idéal et qui, pour certains d'entre eux, avaient lu autant d'ouvrages politiques que moi.

Dans mon esprit, il y a un bon ouvriérisme et un mauvais. Celui que j'ai connu était le bon. Le mauvais, c'est celui de Proudhon quand il s'adresse à Marx, c'est celui qui a prévalu dans les partis staliniens [41], c'est celui qui prétend faire taire des intellectuels sans examiner ce qu'ils ont à dire, simplement parce qu'ils “sont” des intellectuels et qu'on leur refuse la parole de ce simple fait.

Le bon ouvriérisme, c'est celui que j'ai connu à Lutte ouvrière, hérité de Lénine, Trotsky et Barta. Trotsky dans les années 30, puis Barta dans les années 40, ont considéré qu'il était vital de combattre l'influence du stalinisme dans la classe ouvrière, d'y défendre l'idéal révolutionnaire et internationaliste. Or les trotskystes de l'époque étaient, de par leurs origines sociales, massivement des intellectuels petits-bourgeois. Ils avaient donc le devoir impératif d'implanter leurs organisations dans la classe ouvrière. Cette priorité absolue fonde un “ouvriérisme” qui n'est rien d'autre qu'une preuve de sérieux du point de vue des responsabilités des intellectuels révolutionnaires.

En effet, ceux-ci ont un rôle historique à jouer, dans la perspective du constat que fit “Lénine” dans “Que faire ?”, selon lequel la classe ouvrière ne peut, par ses seuls moyens, dépasser le stade de la lutte pour des revendications matérielles, sortir de “l'économisme”. Elle ne peut accéder à la conscience socialiste que si celle-ci lui est apportée de l'extérieur, par des intellectuels révolutionnaires. Or ce constat de Lénine garde une certaine valeur.

Avancer que c'est à la classe ouvrière de prendre la direction de la société et que le rôle des intellectuels consiste à se mettre à son service, c'est, si l'on veut, une forme “d'ouvriérisme”. Mais cette version de l'ouvriérisme n'oppose pas les deux catégories sociales, elle les associe dans un combat commun. Si les intellectuels acceptent cette règle du jeu, ils sont les bienvenus. Lutte ouvrière met donc en oeuvre tout une série de tests destinés à s'assurer que la motivation des candidats à l'intégration en son sein est bien celle-là, qu'ils ont bien rompu moralement avec leur milieu d'origine.

Le résultat est qu'une fois parvenu au sein de Lutte ouvrière, on ne reproche absolument pas son origine sociale à un intellectuel d'origine petite-bourgeoise. Jamais je n'ai senti la moindre hostilité à cet égard, le moindre “ouvriérisme” mal placé, et surtout pas de la part des ouvriers membres de l'organisation. Quand j'ai écrit plus haut qu'une confiance et une fraternité véritables existaient entre les militants de LO, je pensais notamment à cela. Nous étions tous des “copains”, sans discrimination [42].

Cela dit, le “monde extérieur” [43] ne cesse pas pour autant d'exister. Or, dans les autres organisations politiques, associations, comités, lobbies à “vocation politique”, dans toutes les autres - y compris celles qui se réclament encore de Marx, Lénine, voire Trotsky, et qui n'attirent guère les foules par les temps qui courent, du fait de l'anticommunisme, déclaré ou latent -, partout, donc, les intellectuels petits-bourgeois occupent le terrain. Massivement. Nous n'avons nul besoin de nous reporter aux études de Science Politique auxquelles se réfère Hirschman pour nous en rendre compte et pour constater qu'on trouve toujours des intellectuels de profession pour venir monopoliser la parole, jouer de leur “supériorité culturelle”, et s'octroyer par la même occasion la plupart des postes de direction.

Certes, tous ces petits-bourgeois n'auront de cesse de s'abriter derrière leur appartenance à la catégorie sociologique floue de “travailleur intellectuel”, ils se défendront en rappelant leur statut de “simple salarié”. D'autre part ils sauront bien trouver, pour faire bonne mesure, quelque technicien d'entreprise ou quelque autre membre de l'aristocratie ouvrière à exhiber dans leur association, en tant qu'authentique représentant de la classe ouvrière [44].

Toutes ces échappatoires, ces prétextes, ces faux-fuyants laisseront de marbre les camarades de Lutte ouvrière, qui n'en démordront pas de leur verdict : ces gens-là ne poursuivent pas “l'intérêt général”, le “bien commun”, comme ils le prétendent, car le seul intérêt général de la société, c'est le combat pour le socialisme. Or ces gens-là ne combattent pas pour le socialisme, même lorsqu'ils s'en réclament, car la seule force qui peut mener ce combat et doit s'auto-diriger à cette fin, c'est la classe ouvrière. Mais ils ont depuis longtemps déserté le terrain des entreprises, tourné le dos à la classe ouvrière [45]. Par conséquent, leur combat n'est pas le sien.

En fait, selon LO, ces petits-bourgeois combattent pour leurs propres intérêts, comme tout le monde d'ailleurs, comme toutes les catégories sociales, comme par exemple les agriculteurs quand ils manifestent violemment pour des histoires de prix et de quotas, pour des intérêts très matériels, donc. Les agriculteurs n'affectent pas de se préoccuper du bien commun, si ce n'est, parfois, pour dire qu'ils se soucient de l'intérêt des consommateurs ou de la préservation des paysages dans nos campagnes.

Mais dans le cas des intellectuels petits-bourgeois, la prétention affichée va beaucoup plus loin. Ces gens-là ont le front de prétendre mener un combat idéaliste au service de toute la société, ni plus ni moins. A cette fin, ils sont bel et bien prêts, pour se donner bonne conscience, à embrasser tous les idéaux qu'on voudra, des “droits de l'homme” à “l'humanitaire” en passant par toutes les formes de “sans-frontiérismes”.

La critique que leur adresse LO est triple (c'est moi qui résume, je m'excuse par avance auprès de la direction de Lutte ouvrière si ce résumé est infidèle à sa pensée) :

- d'une part, contrairement aux ouvriers, agriculteurs, petits commerçants, etc., les intellectuels ont l'hypocrisie de passer sous silence le fait qu'ils combattent, eux aussi, et d'abord, pour leurs propres intérêts matériels et existentiels. C'est ainsi que leur combat pour “la” liberté (et contre l'extrême-droite) est d'abord un combat pour leur propre liberté [46] ;
- ensuite, les idéaux de rechange qu'ils ont adoptés s'inscrivent parfaitement dans le cadre de la société capitaliste, ils ne la combattent pas ; ce ne sont que des substituts au seul idéal auquel il vaut la peine de se consacrer, le communisme ; par conséquent les “luttes” de ces petits-bourgeois (pour les droits de l'homme etc.) ne sont que des diversions par rapport au seul combat digne d'être mené, celui qui vise à terme la destruction du système capitaliste et passe d'abord par le renforcement organisationnel du prolétariat ;
- enfin, si les prolétaires luttent, eux aussi, d'abord pour leurs intérêts matériels, ce sont eux qui prendront ensuite la direction du combat politique pour le socialisme quand ils auront compris qu'ils n'ont pas d'autre issue et rien à perdre à la disparition du capitalisme, puisque les prolétaires, contrairement aux petits-bourgeois, n'ont à perdre que leurs chaînes (Marx). Par conséquent, toute l'activité des militants qui ont compris cela doit tendre à préparer les ouvriers à “diriger”, et non pas à “être dirigés” par des bourgeois, grands ou petits.

Tous ces rappels du marxisme, toutes ces “leçons de morale”, sont reçus par les milieux intellectuels petits-bourgeois comme autant de preuves de cet “ouvriérisme agressif et sectaire” qui ont fait depuis longtemps, dans ces milieux, la réputation de Lutte ouvrière.

Pour ma part, je dirais, pour en revenir aux catégories que je me suis hasardé à introduire ci-dessus, que cet ouvriérisme-là est à la fois “bon” et “mauvais”. Il est bon dans son principe, car il n'est pas mauvais de rappeler aux petits-bourgeois qu'ils ne sont pas la classe sociale investie de la mission historique de délivrer l'humanité du capitalisme, mais il est mauvais dans la forme qu'il prend, précisément parce qu'il est sectaire.

Les dirigeants de Lutte ouvrière savent que c'est justement dans ce milieu social petit-bourgeois qu'ils recrutent une grande partie de leurs militants, et c'est, au fond, tout l'enjeu de cette polémique [47].

Or, à qui feront-ils croire que ces jeunes intellectuels ne font preuve de désintéressement qu'à la condition de venir à LO, et qu'ils poursuivent leurs seuls intérêts égoïstes quand ils se contentent de militer dans un comité de défense de sans-papiers ? que ces jeunes intellectuels rejoignent la classe ouvrière s'ils acceptent de diffuser des bulletins LO aux portes des entreprises, tandis qu'ils lui tournent le dos s'ils vont manifester au coude-à-coude avec des travailleurs immigrés contre les lois Pasqua et Debré ?

L'inévitable résultat d'une attitude qu'il faut bien qualifier de sectaire et qui l'a, entre autres, conduite à dénigrer les manifestants contre les lois Pasqua et Debré au lieu de les rejoindre, ou au moins de leur manifester sa sympathie, c'est que Lutte ouvrière s'est isolée du mouvement réel, et de tous ceux qui s'y sont associés (entre autres, bon nombre de militants ouvriers, pas seulement des petits-bourgeois). Car sectarisme et isolement vont de pair.

On sait qu'à la tête du mouvement contre la loi Debré se trouvaient maintes personnalités, du monde du cinéma surtout, mais aussi du monde scientifique (Albert Jacquard, par exemple), et quelques éminents intellectuels contemporains, tels Pierre Bourdieu, Jacques Derrida et bien d'autres. Cela nous conduira à examiner, pour conclure l'exposé, un autre aspect de Lutte ouvrière, une autre caractéristique, qui est le rapport vraiment très particulier qu'elle entretient, ou plutôt n'entretient pas, avec le monde de la Science.

Lutte ouvrière n'a rien à dire à “ces Messieurs qui bouleversent la Science”, et d'ailleurs eux non plus n'attendent rien d'elle

(...) le parti doit disposer du concours le plus large possible
d'intellectuels, d'ingénieurs, d'administrateurs, etc.
Dans ce sens il est lié, et tâche de se lier,
en s'y créant des sympathisants, avec tous ces milieux.
Barta [non sourcé par l'auteur]

Au XIXème Siècle, le monde de la Science était plus simple qu'aujourd'hui et surtout, il était unifié. C'était l'époque des savants universalistes, de ces maîtres dont l'étendue des connaissances était véritablement encyclopédique, de ces grands esprits qui, non seulement s'étaient approprié tout le savoir de leur temps dans plusieurs grandes disciplines, mais se montraient capables de mener des recherches et d'apporter des contributions majeures dans plusieurs domaines à la fois.

C'est ainsi que ce géant de la pensée que fut Karl Marx excella dans au moins quatre grandes branches du savoir : la Philosophie, la Science économique, l'Histoire, et la Science politique. Il fit œuvre originale dans chacun de ces domaines, dont il élabora une audacieuse synthèse. Puis il décida de “passer à la pratique”, pour influer sur le cours de l'Histoire et transformer le monde par la praxis. Il se lança donc dans l'action politique. Comme tout homme de science, il s'efforçait d'allier intimement théorie et pratique. C'est à cet apport à la fois multiforme et cohérent que ses épigones donnèrent le nom de “marxisme”.

En 1878, son ami Friedrich Engels publia un ouvrage dont le titre était “Monsieur Eugène Dühring bouleverse la Science” et qui devint, sous le nom d'Anti-Dühring, un grand classique du marxisme, particulièrement apprécié pour sa clarté d'exposition [48].

Ce M. Dühring était Privatdozent à l'Université de Berlin, et prétendait réfuter certaines thèses de Marx touchant au matérialisme, à l'évolution etc. L'ouvrage d'Engels le remet à sa place de manière particulièrement brillante, et contient entre autres de fort intéressants développements sur Darwin. Dans l'esprit d'Engels, il s'agissait de défendre “la” Science, qui était attaquée en tant que telle. Il répondait à ce M. Dühring exactement comme un Professeur de la Faculté peut aujourd’hui considérer qu'il est de son devoir de descendre de sa chaire pour venir publiquement défendre les prérogatives de la science médicale contre les charlatans qui escroquent la population en proposant des remèdes miracles.

L'ouvrage d'Engels aborde aussi la question sociale, mais par le biais de la Science, sans la séparer de la Science. Il faut préciser que ce M. Dühring s'était quand même acquis une certaine audience dans la social-démocratie allemande, et cela inquiétait Engels. A ses yeux, les questions théoriques et pratiques étaient indissociables, et l'unité profonde de la Science reliait entre elles toutes les branches de celles-ci. C'est pourquoi il attaquait Dühring sur la question des fondements de la Science (dialectique, évolution...), tout en gardant à l'esprit les incidences politiques du débat.

Aujourd'hui, cent ans plus tard, le monde a bien changé. La Science a éclaté en de multiples disciplines déconnectées les unes des autres. Des passerelles existent toujours, qui relient entre elles les différentes branches de la Science, certes, mais elles sont fragiles et peu de chercheurs s'y aventurent, chacun préférant le confort de rester dans son propre domaine. Il faut dire aussi que chacune de ces disciplines vit des services qu'elle rend au système social en place et des subsides qu'elle en reçoit, d'où le caractère timoré, ultraspécialisé et “apolitique” de beaucoup de recherches.

La Science et la Politique ont entre temps connu une longue période de divorce, surtout du point de vue de la recherche, de l'approfondissement. Il est vrai que certaines sous-disciplines prétendaient relever de l'une comme de l'autre, comme la science politique, la science économique, la science historique, etc. Mais la plupart des chercheurs de ces disciplines revendiquaient une totale “neutralité politique” dans leurs publications. La conviction de beaucoup sera longtemps resté que la politique ne relève pas de la Science, mais de l'idéologie, et qu'elle ne les concerne qu'en tant que citoyens, non en tant que scientifiques.

Le marxisme, pour sa part - ou ce qu'il en restait - ne prétendait plus guère parachever une synthèse de la Science, comme ce fut le cas à l'époque de Marx et d'Engels, il avait opéré un repli sur la seule politique.

D'ailleurs, la plupart des intellectuels en place, aujourd'hui, se moqueraient bien de la prétention universaliste du marxisme. A leurs yeux, son apport a été réel, mais restreint, et il appartient au passé. De leur point de vue, cet apport est double : d'une part, le marxisme a apporté des concepts nouveaux et utiles dans les sciences humaines (sociologie, etc.), d'autre part, sa critique du capitalisme et des dangers qu'il recèle reste pertinente sur de nombreux points et constitue une contribution majeure à la réflexion économique, sociale et politique.

En revanche, le projet émancipateur de Marx, à savoir le communisme, a, depuis, été considéré par la grande majorité des intellectuels comme relevant de la science fiction, et non de la véritable science. En outre, cet idéal généreux qu'était le communisme au XIXème siècle a dégénéré en une monstrueuse idéologie totalitaire au XXème, qui n'avait plus rien de scientifique et a fait des millions de victimes [49].

Il y eut, certes, l'intermède prodigieux de la Révolution d'Octobre, mais les interprétations sur son sens profond dans l'Histoire ont énormément varié selon les époques et les historiens. Fort peu de scientifiques aujourd'hui y voient encore un avant-goût de la Révolution prolétarienne mondiale à venir.

En résumé, la plupart d'entre eux considèrent que Marx, mais surtout Lénine et Trotsky, se sont fait des illusions, parce que leur démarche de pensée était trop “historiciste”, c'est-à-dire qu'elle était en quelque sorte une démarche de “prophètes” voulant forcer le cours de l'Histoire et faisant des prophéties... qui s'avéraient fausses. En outre, leur pensée avait quelque chose de clos, de dogmatique ; elle était, en fin de compte, moins scientifique qu'ils ne le prétendaient.

Cela dit, cette coupure entre les milieux intellectuels et le marxisme a été progressive. Elle est, finalement, assez récente et, peut-être, provisoire [50]. Pendant longtemps, la Révolution d'Octobre a quand même eu une influence considérable sur les milieux intellectuels au cours de ce siècle. A l'époque où je militais à LO, les “intellectuels marxistes” étaient encore fort nombreux, voir hégémoniques en certains secteurs de l'Université ; la grande majorité des étudiants de ma génération qui désiraient comprendre et s'engager se mettaient à leur école. C'était sans doute, indirectement, une retombée de la Révolution d'Octobre.

Le comportement de Lutte ouvrière vis-à-vis des intellectuels marxistes était très particulier, car il différait de celui des autres formations trotskystes, qui pouvaient s'enorgueillir, à juste titre, d'en “posséder” quelques-uns.

A cet égard, le discours de LO était à la fois humble et non sectaire. Après tout, disait-on, c'était une excellente chose que des intellectuels trotskystes combattent le monopole des staliniens dans l'intelligentsia marxiste. C'est ainsi que les franckistes-pablistes comptaient dans leurs rangs le célèbre Ernest Mandel, universitaire belge dont on nous faisait lire le “Traité d'économie marxiste” en quatre volumes. De leur côté, les lambertistes avaient couvé en leur sein l'historien Pierre Broué, dont les ouvrages sur la guerre civile en Espagne et sur [les échecs de] la Révolution allemande apportèrent une contribution majeure à l'information des militants de LO.

Nous autres, de Lutte ouvrière, ne pouvions pas exhiber de telles personnalités s'étant fait une place dans le monde des savants, aucun d'entre nous n'avait publié d'ouvrage de niveau universitaire sous son nom. Nous n'étions que d'humbles lecteurs, ou plutôt de grands lecteurs, car nous lisions beaucoup, mais nous n'avions pas l'ambition d'être des auteurs par nous-mêmes. résignés à l'idée que notre organisation n'avait pas l'objectif de susciter en son sein des vocations d'auteurs [51].

Est-ce à dire que nous autres, braves diffuseurs de tracts aux portes des entreprises, souffrions d'un complexe d'infériorité par rapport aux “grands” courants trotskystes, tellement plus riches en intellectuels de renom ? Certainement pas. Nous avions au contraire la conviction de notre supériorité sous tous rapports, y compris, à la limite, sur le plan des capacités intellectuelles, en tout cas sur celui de la connaissance et de la compréhension profonde du monde dans lequel nous vivions. Simplement, nous n'éprouvions pas le besoin d'exprimer cette supériorité sur le terrain de la recherche et de l'édition scientifique. C'était une question de priorité, nous ne pouvions tout faire. Notre priorité à nous, c'était l'implantation de notre courant dans la classe ouvrière. Par conséquent notre public n'était pas celui des jurys d'universitaires, c'était celui des travailleurs dans les entreprises.

L'ouvriérisme de Lutte ouvrière a donc conduit cette organisation a recruter de brillants jeunes intellectuels à peu près à l'âge du bac [52] pour leur demander de renoncer aux études de haut niveau et aux carrières scientifiques auxquelles ils pouvaient prétendre. Ils ont fait le choix volontaire de sacrifier leur ascension sociale [53] pour se contenter d'études de niveau inférieur, faciles pour eux, qui leur laissaient la possibilité d'investir toute leur énergie au service du militantisme à LO. Or précisément parce qu'elle est tournée vers la classe ouvrière, l'activité intellectuelle, à Lutte ouvrière, est essentiellement de nature pédagogique. C'est pour ainsi dire toujours la même propagande, destinée à de larges milieux, ce n'est jamais une activité de recherches débouchant sur des publications originales. C'est donc de manière parfaitement délibérée que les militants de Lutte ouvrière n'ambitionnent pas de contribuer à l'avancement de la Science [54].

Mais revenons à ce qu'écrivait Barta, dont LO se réclame, sur cette question du lien entre le parti et les intellectuels :

En ce qui concerne le professionnalisme des militants, celui-ci n'implique pas l'abandon de tout lien avec la production ou les différentes sphères d'activité sociale. (...) Le professionnalisme implique que chaque militant est à l'entière disposition du parti qui l'utilise comme il l'entend au mieux des intérêts de la classe, dans ou hors la production. Nous luttons pour la victoire de formes sociales plus élevées, socialistes, et le parti doit disposer du concours le plus large possible d'intellectuels, d'ingénieurs, d'administrateurs, etc. Dans ce sens il est lié et tâche de se lier, en s'y créant des sympathisants, avec tous ces milieux. Mais le professionnel est membre du parti avant d'être ingénieur, etc. [55]

Comme on le voit, il y a, dans l'optique de Barta, deux catégories d'intellectuels : les militants professionnels et les sympathisants, appréciés ici pour leurs compétences et pour leur insertion dans certains milieux sociaux (notons que ce passage du texte ne fait pas allusion à leur dévouement).

Nous venons de voir comment les choses se présentent du point de vue des militants professionnels. Mais où en est Lutte ouvrière dans cet objectif de “disposer du concours le plus large d'intellectuels sympathisants”, recherchés parce que tel serait “ingénieur”, tel autre, “administrateur”, etc. ? Il me semble qu'on peut parler d'échec complet sur ce terrain. Certes, Arlette Laguiller compte, si l'on en croit les analyses des instituts de sondage, bon nombre d'électeurs dans ces catégories sociales. Mais sont-ce pour autant des sympathisants de Lutte ouvrière ? Connait-on beaucoup de personnalités des milieux intellectuels qui, à défaut de déclarer leur “appartenance” à Lutte ouvrière, pourrait, au moins, s'en réclamer politiquement [56] ? A ma connaissance il n'y en a pas. Il serait absurde de prétendre que c'est parce que Lutte ouvrière est une organisation d'extrême-gauche et qu'ils ne veulent pas “effrayer” leur entourage, on sait le nombre considérable d'intellectuels qui, de tout temps, se sont affichés comme “révolutionnaires”.

En fait, cette absence d'intellectuels sympathisants de Lutte ouvrière reflète le fait que cette organisation est, plus que d'autres, coupée du milieu scientifique. Certes, la vulgarisation scientifique est prisée à LO, elle a toute sa place à la Fête et dans les lectures des militants. Mais au fond, pour les militants de LO, les scientifiques en chair et en os sont un peu des “frères séparés”. Le lien profond, humain, avec la recherche scientifique est inexistant. Un tel lien ne pourrait être que fondé sur un dialogue convivial comme celui qui, en principe, prévaut dans les milieux scientifiques, mais cela obligerait à faire évoluer certaines attitudes :

Un trotskiste était censé adopter, face à au militant socialiste ou communiste (même au sein d'un front unique), l'attitude la plus rugueuse qui soit. Au contraire, l'usage voulait que les contacts entre universitaires et avec les étudiants fissent totalement abstraction des opinions politiques des uns et des autres. Une dichotomie certaine, voire une tendance légèrement schizophrénique s'étaient donc insinuées dans mon existence. J'étais dans les meilleurs termes avec les étudiants ou les professeurs réactionnaires, mais il me fallait critiquer farouchement les militants d'autres partis, fussent-ils de gauche, situation absurde et caricaturale [57].

Voilà pour ce qui est de la forme. En ce qui concerne le contenu, il conviendrait de mettre en place un dialogue ouvert, confrontant et associant les avancées de la réflexion scientifique (y compris, cela va sans dire, dans le domaine des sciences humaines), et celles de la réflexion politique, et de faire cela sans les séparer, comme au temps de Marx et d'Engels.

Certes, il arrive que des militants de Lutte ouvrière discutent entre eux de questions scientifiques, par exemple ils vont se mettre à parler soudainement de théories concurrentes sur le cerveau humain. Mais ils le feront entre eux, ils conduiront ce débat hors de la présence de scientifiques infiniment plus compétents qu'eux, qui pourraient arbitrer, apporter leurs lumières (et leurs doutes, car la Science, ce sont aussi beaucoup de questions qui restent sans réponse). Pourquoi discutent-ils de ces choses entre eux ?

Inversement, les intellectuels et hommes de science parlent entre eux de politique, ils le font même de plus en plus, surtout ces temps-ci, car décidément le monde ne tourne pas rond et il faudrait être singulièrement dans sa tour d'ivoire pour ne pas s'en rendre compte. Mais ils le font sans faire appel à l'expertise des militants professionnels de Lutte ouvrière, même quand, par ailleurs, ils votent pour Arlette Laguiller. Pourquoi ?

Ces intellectuels s'informent en permanence, dialoguent entre eux sur les moyens d'éviter le pire, sondent la société pour tenter d'y repérer des forces positives et des raisons d'espérer. N'est-il pas extraordinaire que le “Monde Diplomatique” puisse éditer une brochure de 100 pages intitulée “Un autre monde est possible” [58] sans faire la moindre allusion à la perspective du communisme [59] ? Ces gens-là sont pourtant, en général, déçus par la gauche officielle, il est probable que beaucoup d'entre eux votent pour le couple Laguiller-Krivine (tant mieux !). Pourtant, aucun n'aurait l'idée saugrenue de demander à Lutte ouvrière de lui procurer la brochure du cercle Léon Trotsky sur l'avenir communiste pour voir si, par hasard, elle pourrait contenir des éléments de réflexion dignes d'intérêt, et pour engager le dialogue sur la question de savoir quel autre monde est possible avec cette organisation bourrée d'intellectuels qu'est, pourtant, Lutte ouvrière.

On le voit, la coupure entre le marxisme révolutionnaire et les milieux intellectuels est vraiment profonde. Les responsabilités de Lutte ouvrière à cet égard sont réelles, dans la mesure où, ouvriérisme oblige, elle se désintéresse totalement de ces milieux.

Lutte ouvrière considère, apparemment, qu'elle n'a pas de temps à perdre à discuter avec tous ces MM. Dühring de son époque, et elle avance, sans doute, le prétexte habituel que ce ne sont que des petits-bourgeois. C'est son droit, c'est un choix comme un autre. Ce choix n'était en tout cas pas celui d'Engels. Mais si cette organisation d'extrême-gauche qui, en France, fait 6% de voix aux élections - ce qui lui confère quand même quelques responsabilités à l'égard de l'ensemble du corps social - persiste vraiment dans ce choix, alors qu'elle cesse de se réclamer de la Science !

Conclusion

L'homme de parti a besoin de croire
qu'il a absolument raison,
qu'il combat pour la sainte cause,
que ceux qu'il a en face de lui sont des scélérats et des pervers.
Auguste Renan, Avenir de la Science.

Il est vrai que l'homme de science aussi, parfois, est du genre prétentieux sûr de lui, dogmatique. Mais les faits sont têtus et le rappellent assez vite à l'ordre, à la réalité des choses, tandis que le militant politique est relativement plus “libre” de jouer au sectaire. Ceux qui veulent s'engager politiquement devraient au contraire chercher humblement la vérité par le dialogue et s'interroger sur leur responsabilité devant les générations futures : Quel homme faut-il être pour avoir le droit d'introduire ses doigts dans les rayons de la roue de l'Histoire [60] ?

En ce qui concerne la classe ouvrière, il serait temps de s'apercevoir qu'elle compte en son sein nombre de militants parfaitement conscients qui ne se satisfont plus d'une littérature politique dont le vocabulaire et les thèmes ne se renouvellent pas et frisent la langue de bois. Les travailleurs veulent dialoguer avec tous ceux qui ont des informations à apporter et des idées à faire valoir (d'ailleurs, ce sont, de plus en plus fréquemment, eux-mêmes des intellectuels, il ne faudrait pas l'oublier) ; les travailleurs veulent s'approprier la meilleur part des idées qui ont cours à notre époque, notamment en matières scientifique et politique, et ne se contentent plus de slogans tout faits. De toute évidence, ils ne se laisseront pas embrigader dans une organisation qui fuit les débats publics [61]. Il est encore trop tôt pour affirmer que Lutte ouvrière est une organisation de ce type, mais si cela s'avérait le cas elle n'aurait aucun avenir.

En ce qui concerne ma modeste personne d'intellectuel petit-bourgeois, j'ai dit et répète encore que je ne renie absolument pas mon passé [62]. Ce ne serait vraiment pas un problème pour moi de continuer encore quelque temps à me déclarer “sympathisant de Lutte ouvrière”, du moins tant qu'il n'est pas établi qu'il s'agit d'une “secte” fossilisée.

J'ai simplement voulu saisir l'occasion du questionnement actuel sur ses pratiques organisationnelles pour donner mon avis publiquement et apporter des éléments pour un débat que je voudrais fraternel, écrit et public, un débat qui, dans mon esprit, devrait associer quelques autres de mes homologues, ces “anciens militants de LO, solitaires, silencieux, inutiles” dont j'ai parlé plus haut et auxquels j'ai beaucoup pensé en écrivant ce texte.

Dominique DUMONT, ancien militant de Lutte ouvrière
Mai 1999

Après avoir lu ce texte, merci de me faire part de vos commentaires.


[1] François Koch, La vraie nature d'Arlette - Contre-enquête, Seuil, 1999.

[2] entreprise périlleuse s'il en est, et démarche peu scientifique...

[3] un peu comme Laurent Schwartz, quand il écrit, 50 ans après sa démission du mouvement trostkyste : Beaucoup de gens me considèrent toujours comme un trotskiste, ce qui n'est plus vrai du tout. Mais je ne renie pas mon passé et j'ai gardé des relations amicales avec de nombreux trotskistes. Mes idées trotskistes n'ont en tout cas guère évolué sur deux points : l'internationalisme et l'anticolonialisme.
Laurent Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle, Odile Jacob, 1997 p. 278.

[4] citation de Lénine par David Korner (Barta), “Rapport sur l'organisation” (Juillet 1943), Quaderni del Centro Studi Pietro Tresso, Serie : Dagli archivi del bolscevismo, n°12 [Archive Internet des Marxistes - Union Communiste].

[5] Fernand Grenier, Ce bonheur-là, Editions sociales, 1974.

[6] Signalons que le mot sanscrit guru renvoie, étymologiquement, à “lourd”. Un guru est un maître dont la personnalité et la pensée ont un certain poids. Ce mot n'était pas encore en usage à “Lutte ouvrière” dans les années 70, mais on l'employait parfois pour parler de l'idéologue stalinien Althusser, “gourou de la rue d'Ulm”, ou du psychanalyste Jacques Lacan, “gourou” du “Séminaire” qu'il avait fondé et dirigeait en dictateur, aux dires de ses propres disciples.

[7] paradoxalement, car peut-être le jeune homme timide que j'étais alors rêvait-il secrètement de trouver à LO une vie communautaire épanouissante, comme peuvent en bénéficier certains ordres de “moines-soldats”, du genre de ceux de Saint-Bernardin. Il n'en était rien, hélas ! D'autres gauchistes, on imagine bien lesquels, nous traitaient de “trosko-sinistres” et, en mon for intérieur, je ne leur donnais pas tort ; je soignais mon mal de vivre en chantant des chansons de Bobby Lapointe.

[8] David Korner (Barta), “Rapport sur l'organisation”, 1943, op. cit.

[9] De tels droits démocratiques seraient, est-il besoin de le souligner, exorbitants et inapplicables en pratique dans un grand parti de type social-démocrate ; un tel parti cloisonne au contraire son fonctionnement, à la fois horizontalement et verticalement.

[10] A ce sujet, je renvoie aux textes édités par la “Voix des travailleurs” .

[11] le plus notable fut l'exclusion d'un dirigeant, motivée par le fait que sa position était incompatible avec sa volonté d'être père.

[12] Ce texte se trouve pp. 43- 48 dans “Barta / Lettres à un jeune camarade”, Publications du G.E.T., B.P. n°12, 92262 Fontenay-aux-Roses.

[13] un plaisir intellectuel, je l'avoue, un plaisir suspect, donc... Mais certains moines de jadis n'ont-ils pas, faute de défoulements saint-bernardinesques, sacrifié à l'agrément des querelles byzantines ?

[14] du moins apparemment... Le lecteur moyen est parfois conduit à douter de sa propre culture politique, de sa capacité à faire l'exégèse du texte ou à lire entre les lignes : “Pourquoi diable cet article n'est-il pas signé de LO ? il doit bien y avoir une raison qui m'échappe...”

[15] Richard Moyon, “Les manifestations de 1997 contre la loi Debré - Lutte ouvrière et les intellectuels”, Publications du G.E.T., p. 4.

[16] sur ce qui suit, je peux me tromper, cela va sans dire, ne serait-ce que parce que mes informations sont anciennes et très partielles.

[17] Barta, dans sa “Mise au point” de 1972, ironisait sur ces “recettes qui, valables il y a trente ans, le seront encore en l'an 2000.” cf. “Barta / Lettres à un jeune camarade”, op. cit. Cela dit, lui-même ne proposait pas grand chose d'autre à la même époque.

[18] une démarcation trop schématique entre “direction” et “base” est discutable, mais je la reprends souvent dans cet article car elle est très prégnante dans l'image que les gens se font de toute organisation politique.

[19] Elle a eu, à certaines époques, à subir des violences, notamment de la part des staliniens, et il lui a bien fallu organiser son auto-défense, mais elle n'a jamais été à l'origine d'agressions contre des opposants politiques.

[20] cette tolérance n'est évidemment pas de l'indifférence, elle n'exclut pas la polémique, évidemment.

[21] Je n'ai d'ailleurs pas changé d'avis sur ce point. La lecture récente de l'ouvrage d'Immanuel Wallerstein, Le capitalisme historique (La Découverte) me confirme d'ailleurs dans l'idée que cette inquiétude est fondée scientifiquement et partagée par de nombreux intellectuels, y compris parmi ceux qui ne se réclament pas du marxisme révolutionnaire.

[22] et comme le font encore un grand nombre de fondateurs de sectes.

[23] Max Weber écrit aussi, et avec lui bien d'autres théoriciens, qu'un parti politique vise, par définition même, à conquérir et exercer le pouvoir politique. A Lutte ouvrière, j'ai appris que la dictature du prolétariat serait, après la Révolution, exercée par le prolétariat dans son ensemble, par le moyen d'organes tels que les conseils ouvriers. Le rôle du parti révolutionnaire est seulement celui d'une avant-garde qui éclaire le chemin, nullement celui d'une bureaucratie qui tend à investir l'Etat pour se substituer au prolétariat dans l'exercice du pouvoir.

[24] Max Weber, Le savant et le politique [1919], Union Générale d’Éditions, 1963 p. 195 [Télécharger].

[25] je veux dire par là qu'aucune organisation n'est parfaite dans son fonctionnement interne, quels que soient ses principes de base en ce domaine. Aujourd'hui je ne suis plus aussi convaincu de la supériorité des principes léninistes que je pouvais l'être à l'époque de mon militantisme à LO, ce qui ne veut pas dire que je ne leur trouve plus aucune qualité. Le débat sur les conceptions organisationnelles me semble plus ouvert que jamais.

[26] Aujourd'hui encore, après tout ce temps passé, je ne chercherais pas à dissuader un jeune d'entrer à Lutte ouvrière, du moins tant que cette organisation ne m'intime pas l'ordre de me taire.

[27] David Korner (Barta), “Rapport sur l'organisation” (1943), op. cit.

[28] Albert Hirschman, Action publique et Bonheur privé, Fayard, 1983.

[29] “privé” signifie “non public”, avec, étymologiquement, une connotation plutôt négative : “privé... de toute fonction publique”.

[30] A l'époque, j'étais sans doute, comme beaucoup de jeunes de ma génération, un peu “gauchiste impatient”, m'imaginant que Mai 68 avait été l'annonce d'une période révolutionnaire relativement proche.

[31] Albert Hirschman, op. cit., p. 177. Notons que cet auteur se place dans un cadre très général, le processus “d'envahissement de la vie privée” est décrit par lui comme résultant d'un choix personnel, sans référence aux pressions éventuelles d'un groupe d'appartenance.

[32] je mets “drames” entre guillemets, parce qu'il ne faut peut-être pas trop dramatiser non plus.

[33] puisque l'intitulé officiel de l'organisation qui édite l'hebdomadaire “Lutte ouvrière” et les bulletins d'entreprise du même nom est toujours “Union communiste (trotskyste)”.

[34] c'était particulièrement le cas des militants ouvriers quand ils étaient atteints par le découragement. Avec eux, l'organisation se montrait nettement plus compréhensive.

[35] Aux yeux de LO, la LCR n'est pas à proprement parler un parti social-démocrate, du moins pas encore, ne serait-ce qu'en considération de ses références programmatiques, mais c'est bel et bien un parti de “type” social-démocrate quant à ses conceptions organisationnelles (pas vraiment bolchéviques, c'est le moins qu'on puisse dire).

[36] et, qui plus est, de l'organisation centralisée, rejetant toute conception “fédéraliste” ou “spontanéiste” issue de quelque tradition libertaire.

[37] c'est bien un peu pour faire mentir cet inquiétant constat que je sors ici de mon silence par la présente “prise de parole”.

[38] Barta avait écrit que, en 1947, “la Révolution était tarie à sa source”, et que”l'arbre prolétarien avait rejeté la greffe révolutionnaire”. En 1947, donc. C'est cela qui l'avait découragé alors de continuer. Mais dans la réponse que lui fait LO, il lui est reproché d'avoir dit que “le prolétariat n'est pas révolutionnaire”, extrapolation dans le temps que Barta semble n'avoir jamais faite.

[39] Il y a, dans cette phrase, un curieux télescopage entre deux échelles de temps de durées bien différentes (l'heure et les décennies...) qui mériterait toute une analyse sur la “période historique” que nous vivons, mais cela dépasse le cadre de cette contribution.

[40] On peut aussi dire que leur “capital culturel” n'est pas “valorisé”, mais ce vocabulaire à la Pierre Bourdieu a quelque chose de mercantile, de “capitaliste”, et finalement, pourquoi ne pas le dire, de petit-bourgeois. Quand on se met à “vendre” quelque chose sur un “marché”, on risque de passer pour un “vendu”, surtout si ce qu'on vend est “culturel” et que ce marché est celui des “symboles”, comme dit Bourdieu. Le statut d'intellectuel, c'est-à-dire de fournisseur d'idées, est en ce cas plus difficile à assumer que celui de fournisseur de crayons ou de peaux de castors. D'où la suspicion qui pèse sur l'insertion sociale de ces brillants intellectuels qui sont par ailleurs d'anciens militants de LO : au service de qui, au service de quoi emploient-ils donc leur “capital culturel”, si ce n'est plus au service de la Révolution ?

[41] cf. entre autres, le témoignage de Jorge Semprun dans plusieurs de ses ouvrages, cf. aussi B. Pudal, Prendre parti - Pour une sociologie historique du PCF, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1989.

[42] Du moins tant que nous restions fidèles au poste. J'ai expliqué plus haut quelle menace on faisait planer sur l'image des démissionnaires petits-bourgeois et je n'y reviens pas, sauf peut-être pour préciser que c'étaient bien davantage les cadres intellectuels de l'organisation que les ouvriers qui brandissaient cette menace, sans doute pour l'exorciser, se sentant eux-mêmes placés sous cette épée de Damoclès de passer pour un déserteur.

[43] Expression qui a échappé à un leader de la Fraction et montre bien que les gens de LO se sentent, sinon dans une “secte”, du moins dans leur “bulle”. Espérons pour eux que la paroi de cette bulle ne soit pas trop opaque, pour qu'ils n'aient pas du “monde extérieur” une vision trop déformée.

[44] par ailleurs bêtement flatté de siéger en si bonne compagnie.

[45] cf. Richard Moyon, “Les manifestations de 1997 contre la loi Debré - Lutte ouvrière et les intellectuels”, Publications du G.E.T.

[46] Georges Kaldy, “Le mouvement des intellectuels et ses limites”, Lutte Ouvrière, 21 Février 1997, cité par Richard Moyon, op. cit.

[47] D'où l'ambivalence de leur attitude face à une catégorie sociale qui est à la fois le repère d'innombrables “philistins” (cf. L. Trotsky, Leur morale et la nôtre) et le réservoir où ils vont puiser les futurs “révolutionnaires professionnels totalement dévoués à la classe ouvrière” pour le compte du parti qu'ils construisent avec abnégation depuis bientôt 45 ans. Sur cette ambivalence, cf. Richard Moyon, op. cit.

[48] Je ne crois pas me tromper en affirmant que tous les gens de Lutte ouvrière, ouvriers d'entreprise compris, ont lu l'Anti-Dühring, car c'est l'une de ces incontournables lectures qui “doit” figurer dans le bagage théorique de tout militant de LO digne de ce nom.

[49] dans un contexte qui restait dominé par l'impérialisme, lequel a fait davantage de victimes encore et porte une responsabilité écrasante dans les tragédies qu'ont connues l'URSS, la Chine, le Cambodge, etc.

[50] d'autant que c'est surtout la version stalinienne du marxisme qui a été défendue, tant parmi les intellectuels qu'à l'intention des travailleurs, version qui en est, quand même, une monstrueuse déformation. Qu'on songe aux piètres “gourous” que furent, en leur temps, des gens comme Georges Politzer ou Louis Althusser.

[51] de toute manière, il est bien connu que ces “compagnons de route” que sont certains grands intellectuels et universitaires posent souvent des problèmes aux organisations politiques, du fait de leur autonomie, car on n'est jamais sûr qu'ils sont bien “dans la ligne du parti”. A fortiori ils sont indésirables quand l'organisation en question craint particulièrement la dissidence.

[52] certains jeunes très brillants, je sais de quoi je parle, se sont donnés entièrement à LO.

[53] ils ne sont pas les seuls, on retrouve bon nombre d'intellectuels de haut niveau dans les monastères, et jusque chez les bouddhistes.

[54] En ce qui me concerne, je fais partie des quelques cas rarissimes qui ont été recrutés alors qu'ils avaient déjà achevé des études supérieures de niveau bac+6. J'ai réussi à concilier militantisme et recherche scientifique durant quelques années (mes premières publications datent de ces années-là) ; contrairement à d'autres, je n'ai nullement sacrifié ma carrière professionnelle à LO, et ne le regrette pas.

[55] David Korner (Barta), “Rapport sur l'organisation”, op. cit., p. 13

[56] et ne pas se contenter de dire : “Je vote pour Arlette”. Par les temps qui courent, ce vote peut signifier simplement qu'il est “vraiment” de gauche, alors que le gouvernement de la gauche plurielle, lui...

[57] “Militer, enseigner, chercher”, chap. VII du livre de Laurent SCHWARTZ, Un mathématicien aux prises avec le siècle, Odile Jacob, p. 273.

[58] dans la série “Manière de voir”, n°41, octobre 1998.

[59] Bien sûr, la tonalité de cette brochure est clairement réformiste. Il faudrait donc attendre que ces gens se déclarent marxistes et révolutionnaires pour dialoguer avec eux ? C'est comme ça qu'on procède avec les travailleurs ?

[60] Max Weber, Le savant et le politique, op. cit.

[61] autres que ceux de stratégie politique immédiate, par exemple la tarte à la crème de l'unification avec la LCR, dont on sait bien par ailleurs qu'elle ne se fera pas. Quand donc les trotskystes sortiront-ils de leur ghetto ?

[62] J'ai été candidat suppléant de LO aux Législatives de 1973 et j'en suis fier.

© Monde en Question